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Pour en finir avec le marketing

Éthique et philosophie du webdesign

S'il parait d'évidence que webdesign et marketing appartiennent à deux mondes distincts aux objectifs respectifs relativement éloignés, la question de leur rivalité semble tranchée depuis la polémique lancée par Kevin Goldman en 2013 à propos du design malhonnête. Cette attaque frontale conte la créativité aurait renvoyé dans les cordes tout les adeptes des interfaces graphiques élaborées, mettant en exergue la beauté infalsifiable du "code". Un choix qui avait tout pour séduire les tenants du marketing design, abordant ainsi un terrain devenu vierge où le webdesigner se trouve réduit au rôle de simple exécutant se pliant aux diktats des impératifs commerciaux. Cette vision réduisant l'aspect esthétique à une frivolité de passéiste est pourtant assez risible pour qui, ayant un minimum de connaissances en histoire des arts, ne peut que s'étonner de voir accessoirement ces adeptes du flat design se réclamer du Bauhaus, lequel mouvement n'a absolument jamais renié l'esthétisme sur l'autel de la fonctionnalité. La force du Bauhaus résidant justement dans son affirmation. Le fonctionnalisme de ses créations s'alliant avec une liberté artistique totale, et un gout prononcé pour l'innovation, à l'image des personnalités extravagantes ou atypiques qui le constituait. A l'opposé exact, en somme, des visions étriquées pronées par les fonctionnalistes du web.

Victory Boogie-Woogie,Piet MondrianPiet Mondrian

Commerce, partage et marchandage

Si le mot "commerce" vient de l'ancien français "commerque" (vers 1370) qui signifie échange ou vente de marchandises, l'histoire lui à donné par la suite un sens beaucoup plus riche. À la fin du fin XVIIème siècle, le Littré entérine le terme comme appartenant au domaine le plus large des relations sociales en adjoignant à "entreprise commerciale, droit de commercer" et "négoce : lieu où se fait le commerce" deux significations supplémentaires : "manière de se comporter" et "relations charnelles, relations humaines, rapports". On parle donc bien d'échanges relationnels, même lorsque la monnaie, dans un cadre économique, sert à sceller un marché. Le mot désigne donc, sous des vocables comme "entretenir un commerce avec..." ou "lier commerce d'amitié avec...", d'abord des relations sociales, amicales ou affectives entre plusieurs personnes. Ainsi : « Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. » (Chateaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, 1848) ou encore « Chez elle [la Grande-Duchesse Jean] aussi on tient commerce d'intelligence et de fines causeries. » (Proust, Le Côté de Guermantes, 1920).

Scène de marché,Pxhere public domainPxhere public domain

« La production des idées, des représentations et de la conscience, est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes: elle est le langage de la vie réelle. »
—Karl Marx


le poison lent du commerce

Il est toujours fascinant de constater l'appauvrissement d'un des mots du langage, car les mécanismes obscurs gouvernant ces glissements polysémiques affleurent. C'est seulement à partir de 1960, lorsque l'industrie commence à se transformer, que le marketing apparaît, ainsi que son alliée incontournable, la publicité. C'est également à partir de cette pèriode que le mot "commerce" est peu à peu marginalisé pour ne plus désigner que magasins et boutiques. L'adjonction du mot anglais "marketing" regroupant sous cette appellation la totalité des techniques de vente, sonne avec toute la rigueur hautaine du technicien décidé à contrôler les désirs de ses clients avec une impassibilité logique identique à celle destinée à la gestion des stocks. Inutile de revenir sur la technologie des Cookies First ou sur les tableaux d'analyses des signaux d'opportunités, les stratégies numériques ont l'ambition désormais de gérer les masses consuméristes de la même manière que les flux de marchandises.

tableau numérique marketing,Pxhere public domainPxhere public domain

« Nous détruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu’à l’os. (…) Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? »
— George Orwell


Hold-Up sur le désir

Dans notre société du zapping, où le citoyen, consommateur d'informations, se trouve dans une attente permanente de nouveauté, la dimension émotionnelle devient le facteur décisif de manipulation de l'acte d'achat ou d'adhésion. Il s'agit donc d'influer sur les motivations inconscientes du client potentiel afin de lui vendre "autre chose", en plus de l'objet qu'il convoite. Cette part impalpable de la marchandise prend sa source dans le storytelling. Les arguments sont ciblés pour toucher au plus près le public auquel ils s'adressent. Selon les cas il pensera acquerrir en surcroît, plus d'assurance, de reconnaissance, de confiance en lui, de liberté, etc. Ce travail sur le champ sémantique des annonces (On notera à ce sujet que sémantique est un mot de 1875 tiré du langage militaire qui désigne « l'art de mouvoir les troupes à l'aide de signaux ») se couple à une observation fine et à un contrôle des processus menant à la conclusion désirée, le tout sans aucune interaction humaine directe. Comme dans d'autres domaines, il est plus que probable que la main mise absolue des technologie du marketing sur les échanges n'aboutissent qu'à étouffer toutes velléités de relations humaines et sociales au sein même des médias numériques qu'elles infiltrent. Lorsque le but est de dupliquer à l'infini des modes d'existences artificiellement élaborés dans le seul but d'écouler des marchandises stéréotypées peut-on encore parler de liberté ? D'épanouissement ? De réalisation de soi ? Lorsque la mécanique publicitaire destinée à écouler un produit atteint un niveau de sophistication tel qu'il est impossible de la mettre en œuvre sans l'aide de machines n'est-il pas évident que l'on a quitté le champ de la sincérité et du parler vrai ?

Foule,public domain Pixabaypublic domain Pixabay

« Quand on s’exprime mal, on pense mal ou pas du tout. Le but de la novlangue dans 1984 est de parvenir à l’anéantissement de la pensée et remplacer le sens par le signal. »
—Françoise Thom

Vers un marketing toxique ?

À parcourir les pages traitant de la face sombre du marketing, on se rend compte que ceux qui se questionnent sont plus nombreux qu'on ne le pense. Mais c'est aussitôt pour se dédouaner. Celui qui a trahi les règles tacites de la déontologie, c'est prévisiblement toujours l'autre, particulièrement lorsque celui-ci se fait prendre la patte dans le pot de miel ou lorsque la manipulation devient trop évidente pour être niée. « Nous-mêmes, professionnels de la promesse, de la raison de croire, abhorrons les gros sabots, l’influence à deux balles, la manipulation grotesque. » s'offusque l'un d'eux tout en se demandant « à partir de quand le marketing viral devient-il un marketing de l’intoxication ? » et ignorant (peut-être) que la ligne rouge a déjà été franchie. On le sait, la tendance au slogan tend à imposer des idées fausses par la simple répétition, mais le quidam aime souscrire à ce qu'il a déjà entendu ailleurs. Et le jargon pseudo-scientifique bien employé tend toujours à donner un air de neutralité bienvenue aux argumentations idéologiques. Tous peaufinent leurs méthodes pour placer au mieux bannières publicitaires, boutons de commande, et autres call-to-action car il s'agit avant tout de générer impulsions positives, stimulus, effets d’amorçage, etc. Ces experts apportent un immense intérêt au circuit mésolimbique et à son neurotransmetteur, la dopamine (qui enclenche la prise de décision par activation du centre de récompense) car ce sentiment n’intervient pas seulement lorsqu’une personne obtient quelque chose, mais aussi lorsqu’une récompense future est attendue... Pour s’ancrer dans l’esprit du consommateur, les arguments rationnels ne suffisent plus et l'abus de confiance généralisé. Il faut que se réalise « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande ».

L'impossibilité du jeu

Ce dont le marketing a incontestablement fait la preuve, c'est son incapacité absolue à l'autodétermination de ses propres limites. Comme dans tout domaine ou le profit économique reste seul en ligne de compte, la tendance à s'octroyer des droits d'accès illimités aux décisions gouvernant la vie d'autrui semble à peine discutable à ces gestionnaires de la rentabilité à tout prix. Initialement pourtant, le commerce – issu du troc, le marchandage inscrit originellement dans un esprit de fusion relationnelle et d'entraide ritualisée – est un jeu sans gagnants ni perdants, « dont le déroulement ne saurait être déterminé ni le résultat acquis préalablement » (Roger Caillois). Et comme tout jeu, ce rituel obéit à une logique radicalement opposée à celle de la rentabilité et peut donc sans cesse être recommencé. On y devine une représentation du monde telle que décrite par Eugen Fink : « les choses qui naissent et périssent, augmentent et diminuent, se déplacent et se transforment, tout cela se produit manifestement à l'intérieur du monde. C'est en lui que se produisent le constant va-et-vient, l'apparition et la disparition, le changement de place et le séjour limité [...] qu'une chose s'accroît alors qu'une autre diminue, que l'un monte et l'autre décline, qu'une chose apparaît alors qu'une autre touche à sa fin [...] c'est dans le monde qu'il y a l'unité et la multiplicité. » Or le jeu devient impossible dés lors que l'un des participants modifie les règles afin de gagner à tout coup (état morbide d'où surgit le mythe de la croissance infinie dans un monde fini). Le commerce, en tant que méditation cachée sur l'origine du monde, a perdu son sens.

jeu de balle,public domain pxherepublic domain pxhere

« Jouer c’est toujours une expérience créative. »
—Donald Woods Winnicott

Abdication ou refus

« Le WebDesigner est un créatif qui définit l’interface visuelle, ergonomique et graphique de sites Internet. Il participe à leur création dans l’objectif de faciliter l’expérience utilisateur. Il doit être autonome dans son apprentissage, et faire preuve d’empathie pour anticiper le comportement des internautes. » De la définition prédédente il appert que la conception dépend en majeure partie du Webdesigner, architecte visuel de cette infrastructure, laquelle se doit être avant tout au service de l'internaute et non des intérêts du propriétaire du site (les réseaux sociaux par exemple laisse croire à une personnalisation choisie alors qu'elle est imposée). La question étant de savoir s'il doit abdiquer – au sens d'abandon volontaire de ses prérogatives – ou choisir de désobéir, s'érigeant alors malgré lui en gardien de la neutralité du web (c'est à dire œuvrer à la régulation du réseau en tant qu'espace libre et indépendant). Car il va de soi que l'activité créatrice (réelle, non mercantile), opposée à la rationalité calculatrice toujours défaillante (au sens global) lorsqu'il s'agit de régler les affaires du monde, dresse, de par son mode non dirigé, un cadre bien plus pertinent à l'expression des aspirations humaines et de ses idéaux. Pour retrouver sa pleine dimension expressive, la communication visuelle doit pouvoir s'extraire du carcan des manipulations formatées. C'est par la réinstauration du plaisir de la découverte réciproque, le jeu renouvelé des interprétations, le risque accepté de ne plus rien contrôler sans accord préalable (cookies désactivés par défaut, espionnage et vol d'informations proscrits) que ce jeu de communications, respectueux d'altérité et porteur de toutes les richesses du commerce humain retrouvera les qualités de sincérité et de décence qu'il a perdu.

« L'éthique c'est l'esthétique du dedans. »
—Pierre Reverdy



publié le 28/01/2020, à 16h20 par Frédéric Schäfer

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