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Le poinçonneur de la FSA

Comme un grand trou noir

Sur l'excellent site "La boite verte", on peut parcourir une petite cinquantaine d'images extraites du fond de la Library of Congress. Il s'agit de clichés provenant d'une campagne lancée par la Farm Security Administration (FSA) en 1937 aux États-Unis. L’embauche de dizaines de photographes partant sillonner les états dans le but de documenter les conditions économiques de l'Amérique profonde au cours de la décennie suivant le krach de 1929 et justifier ainsi l’aide publique qui leur sera ensuite apportée reste une de ses initiatives les plus connues. Ces images demeurent un témoignage poignant de la situation sociale au USA lors de la grande dépression. La place de ces photographies dans l'histoire de la photographie documentaire est immense. Le travail effectué pour la FSA trace les orientations futures du document photographique, entre constat quasi ethnographique et tentative de vision esthétique. Parmi ces photographes, on retrouvera par ailleurs quelques grand noms de la photographie comme Dorothea Lange, Carl Mydans qui intégrera ensuite la première équipe de Life Magazine, Gordon Parks, Marion Post Wolcott, Ben Shahn, Walker Evans, Jack Delano et d'autres. C'est grâce à leurs témoignages que pour la plus grande part, l'Amérique citadine prendra conscience de la détresse des populations en zone rurale. La photographie de rue des années 1960, celle de Winogrand ou de Friedlander, se souviendra plus tard des libertés de cadrage de Ben Shahn.

Dépression USA années 30,FSA/Library of CongressFSA/Library of Congress

Le tueur de photos

Né en 1893, Roy Emerson Stryker travaillait à la Resettlement Administration, organisme chargé d'aider les fermiers les plus pauvres. En 1935 il prend la tête du projet de photographie documentaire de la FSA, nouveau nom de cette administration. Sous sa direction, la FSA va collecter plus de 270 000 photos et ce sera donc lui qui aura le dernier mot sur la sélection des images. À cette époque, il a pour habitude de manœuvrer un poinçonneur sur le négatif pour éliminer les images qui ne lui plaisent pas, au plus grand désespoir des photographes. En faisant sauter un large opercule circulaire au cœur de l'image, Stryker y convoque le néant, un soleil noir absurde et obsédant flottant de façon aléatoire dans le cadre. Le choix d’éliminer certains clichés est parfois compréhensible, mais le plus souvent, la décision parait arbitraire et les motivations, obscures, conduisant à l'élimination physique d'une image laissent le spectateur perplexe. Il faudra attendre 1939, pour que ce dernier consente enfin à passer à une technique d’editing plus classique, mais le résultat de cette histoire, c’est que des milliers d’images de cette période hébergées sur le serveur de la Library of Congress possèdent cet étrange trou noir.

Dépression USA années 30,FSA/Library of CongressFSA/Library of Congress

« L'art comme l'absurde naissent tous deux du hasard. Ensuite les mots s'en mêlent, et tout devient légende, c'est-à-dire mensonge. »
—Jacques Folch-Ribas


Un choix inexpliquable

Il est notoire que les photographes se plaignirent abondamment de cette pratique dictatoriale que l'intéressé n'a semble-t-il jamais justifié ni commenté par ailleurs. Il poinçonna à profusion certains photographes et d’autres furent curieusement épargné. Entre deux photographies quasiment semblables, il semble qu'aucune raison apparente ne devrait lui faire sacrifier l'une plutôt que l’autre, c'est néanmoins souvent le cas. Le poinçon fatal vise parfois des visages, des torses. D'autres fois, il parait frapper au hasard dans la zone centrale du cadrage, occupant un ciel vide ou le fond d'un décor. Le photographe Jean-Christian Bourcart y envisage « la folie de tous les jours d’un fonctionnaire ordinaire sujet à des instincts violents [...] l’interminable détresse psychique qui caractérise tout humain dans une société excessivement axée vers la production, vers la rationalisation, vers la domination ». Fasciné par le sujet, il en a tiré un NFT réalisé à l'occasion des rencontres d'Arles en juin 2021. Il termine néanmoins en admettant que l'on puisse « s’ennuyer de tant de spéculation et revenir à l’évidence de la trace d’un geste ni plus ni moins conscient que la majorité des gestes que nous faisons à chaque instant. La fascination viendrait alors de l’impossibilité de conclure. »

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« Partout où le hasard semble jouer à la surface, il est toujours sous l'empire de lois internes cachées, et il ne s'agit que de les découvrir. »
—Friedrich Engels


Élues ou déclassées ?

Prenant sans doute peu à peu conscience, face aux pressions et aux protestations, des pulsions brutales dissimulées sous ce rituel, Stryker lachera du leste au fil des années – les poinçons diminuent en diamètre et deviennent périphériques – avant de l'abandonner totalement au cours de l'année 1939. Paradoxalement, cette marque destructrice rend "présentes" ces photographies des années 1930 — notamment parce que le dispositif fait involontairement écho à des pratiques conceptuelles contemporaines. On peut y reconnaitre les traces de problématiques artistiques actuelles portant sur l'absence, l'appropriation, l'effacement. D'un autre point de vue, la violence contenue issue de ces tirages s'ajoute à celle du sujet, l'exclusion sociale des classes défavorisées, pour en accroitre la portée. On peut estimer qu'en tentant de les rendre inutilisables Stryker a, contre son gré, alloué à ces images un statut additionnel difficile à ignorer. Sur certaines de ces images, la découpe obsède et fascine parce que le manque résultant semble le résultat d'une volonté diffuse et incertaine. Une fois altérée, la photographie devient porteuse d'un potentiel d'abstraction indécidable conduisant à l'extraire de son contexte originel.

Dépression USA années 30,FSA/Library of CongressFSA/Library of Congress

« La photographie est une brève complicité entre la prévoyance et le hasard. »
—John Stuart Mill


Le hasard et l'arbitraire

D'une façon plus objective, l'on pourrait juger autrement de l'apparition de ce cercle incongru et perturbant, et le trouver d'un point de vue phénoménal, à la manière d'Isidore Duccasse, « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. » L'imprévisibilité concourant à son apparition en fait une illustration assez parfaite du hasard en action conforme à la définition qu'en donnait Cournot au XIXe siècle : « Les événements en eux-mêmes sont tout à fait déterminés quant à leur cause et à leur effet ; c’est de leur rencontre, de l'intrusion d’une nouvelle causalité indépendante dans le déroulement d’un processus que naît le hasard. » Autrement dit, de la « rencontre de deux séries causales indépendantes ». L'interaction déroutante entre les clichés documentaires fournis à la FSA par les photographes et le mode de sélection développé par Styker a provoqué l'apparition d'une série extravagante, résultat conforme à l'imprévisibilité d'un système chaotique.

publié le 15/02/2022, à 13h07 par Frédéric Schäfer

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