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L'Ubérisation est une anticipation du transhumanisme

« Repent, Harlequin! » Said the Ticktockman

Si l'on s'en tient à la définition usuelle, l’ubérisation est « un processus économique qui, grâce aux nouvelles technologies numériques, contourne les secteurs classiques de l’économie en créant un nouvel intermédiaire. Cet intermédiaire qui permet de mettre en relation directe les utilisateurs et les prestataires se matérialise sous la forme d’une plateforme numérique. Ses principaux avantages sont le coût réduit pour le client, la simplicité du service et la sécurisation des transactions par la plateforme. » Si l'on y regarde d'un peu plus près, cette valorisation de l'économie numérique au détriment des corporatismes (régulation publique renversée par une régulation privée) cache une précarisation radicale des travailleurs réduits à la fonction d'instruments soumis aux mêmes règles de rendement et d'efficacité que sur une chaîne de production. Fruits de la marchandisation des relations sociales, ces industries proposent des services liés à la consommation courante et misent sur une division du travail ne nécessitant pas de compétences rares, elles se contentent d'additionner les forces de travail de manière purement quantitative. Même si les employés gardent l’illusion de leur liberté en s’auto-subordonnant par l’intermédiaire de leur micro-entreprise, chacun d'entre eux est isolé des autres, seul maître de son outil et de sa quantité de travail, entité jetable et interchangeable, car cette régulation privée hors norme s’affranchit des lois et du contrat. Dans le monde ubérisé, la fin du processus ne dépend pas du produit fini, mais de l'épuisement de la force de travail. Seuls les plus performants survivent, autant qu'ils échappent à l'exténuation.

Transhumanisme,Pixabay LicensePixabay License

« Dans le monde de la marchandisation généralisée, les gens sont engagés à focaliser leur faculté rationnelle, sur le calcul égocentrique de données comptables : coûts, pertes, gains formulés en termes de valeurs. Croire qu'il n'y ait rien à craindre de ce déclin fait déjà partie du processus d'abêtissement. »
—Theodor Adorno


La logique du machinisme

Dans le monde ubérisé, tout est efficace, rapide, automatisé, transparent et centralisé. La genèse de ce processus s'est amorcé au XVIIIe siècle en Grande-Bretagne puis en France et dans le reste de l'Europe. Dès 1831, Michelet s'avisait que le travail pourrait bien perdre, en se mécanisant, son pouvoir libérateur. Lorsqu'il observe la société industrielle, il songe avant tout à la frustration que subit le créateur de marchandises lorsqu'on le met au service d'une machine. Se faisant le porte-parole des ouvriers, il écrit alors : « Ce n'est plus l'homme qui fait marcher la machine, c'est la machine qui fait marcher l'homme. Qu'on ne dise pas que le moteur réel est le fabricant. Lui-même n'est condamné à la rapidité de cette fabrication que par la concurrence des autres pays, par une force fatale qui augmente chaque jour. Ainsi la grande roue industrielle va toujours plus rapide, poussée par la science et le commerce, mais broyant les hommes sous elle. » Nous retrouverons au fil du temps des critiques similaires sous la plume de Gina Lombroso (La rançon du machinisme, Payot, 1931), de Georges Friedmann (Problèmes humains du machinisme industriel, Gallimard, 1946), puis de Simone Weil (La condition ouvrière, Gallimard, 1951) ou encore de Gunther Anders (L'obsolescence de l'homme - sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, C.H. Beck Verlag, 1956). À l'aube du XXe siècle, l'avènement imaginaire d’un corps-machine surpuissant et violent, prophétisé par les Futuristes italiens à la suite du manifeste provocant de Marinetti, s'imposait comme la réponse utopique à la désintégration du corps infligé par la division industrielle du travail ; une aspiration de l'humain à reprendre par force le contrôle sur la machine.

La Rivolta par Luigi Russolo,Luigi Russolo 1911Luigi Russolo 1911

« Le type non humain et mécanique ; construit pour une vitesse omniprésente, sera naturellement cruel, omniscient et combatif. Il sera doué d’organes inattendus : des organes adaptés à un environnement fait de chocs continus. »
—Filippo Tommaso Marinetti

Dans l’imaginaire technophile des futuristes, l’exaltation du machinisme ira de pair avec une volonté ambivalente de soumission et de domination. Dans son étude, "Du Surhomme au non-homme", Giovanna Zapperi analyse cette interaction entre l’humain et le mécanique, s'inscrivant dans un système rigide d’autorité et de subordination, centré sur la vitesse ; fusion symbiotique dont l'aboutissement serait un corps armé et héroïque lancé, tel un projectile, à l'assaut du temps et de l'espace. Contraint de s'adapter sans cesse au progrès incarné par les objets de la production, l'individu devient une extension de ces objets dans le sens ou l'objet lui-même, devenu l'expression exemplaire de la performance, intime à l'utilisateur dépassé par la puissance réalisatrice de son outil, l'ordre de s'assujettir à la fonction qu'il devrait maîtriser, mais qui manque sans cesse de lui échapper. Cette tension répétée conduit à une altération progressive de la personne humaine, car l'outil imprime en elle la vision du monde qui lui correspond. Parce qu'indéniablement l'humanité s'efforce collectivement et depuis des décennies de satisfaire cette exigence, il est de moins en moins possible de mettre en cause la légitimité de cette injonction. La suprématie des machines octroie à celles-ci le statut de puissance normative. Cette métamorphose imposée, déniant tout savoir-faire ouvrier, s'est déjà traduite par application de l'human engineering (ou psychologie expérimentale appliquée aux relations de l'homme et de la machine) et aspire maintenant à se réaliser via les expérimentations transhumanistes (implants, prothèses, organes artificiels, interfaces homme-machine) destinées à doter l'humain de nouvelles fonctionnalités.

Engrenages,Pixabay LicensePixabay License

« Un engrenage demande de la précision, et ne tolère aucun jeu ; les hommes qui forment l'engrenage moderne, et dont le travail s'encastre l'un dans l'autre, doivent être mathématiquement semblables : le jeu que produirait l'imagination ou l'intuition serait désastreux. »
—Gina Lombroso

La machine escamotée

Au sein de la plateforme uberisé, la machine est invisible. N'y transite plus que les données, marchandises monnayables, gérées par les superordinateurs. L'entreprise moderne, servie par la puissance de la technologie numérique, a institué l'externalisation (en voie de généralisation dés le milieu des années 2000) de tout ce qui constitue un risque ou une incertitude. L'outsourcing atteint son paroxysme lorsque le couple "humain+machine", avatar déprécié de la créature rêvée par les futuristes italiens, se voit expulsé de l'entreprise. « Qui que vous soyez, si vous avez des aptitudes et des ressources que vous pourriez monétiser, vous êtes invité à vous connecter ». Cette illusion de liberté (le nouveau travailleur doit investir dans son matériel, gérer sa réputation et faire sa propre publicité sur les réseaux sociaux) née de l'atomisation de la masse ouvrière à sa contrepartie : tout échec n'est dû qu'à lui-même et toute inadaptation aux règles de base est punie par le marché. Lorsqu'elle se trouve confrontée à une plainte, "Uber" plaide qu’elle n’est pas une entreprise de transport, mais de technologie, une simple plateforme d'échange... cet entêtement à se présenter comme un "moyen" est évidemment discutable. Comme le rappelle Gunther Anders, passé un certain stade, « il ne peut être question de dire que ce sont encore des "moyens". Un "moyen" est par définition quelque chose de secondaire par rapport à la libre détermination d'une fin, quelque chose que l'on met en œuvre après coup comme "médiation" en vue de cette fin. Ces instruments ne sont pas des moyens, mais des "décisions prises à l'avance" : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu'on nous offre la possibilité de décider. »

Transhumanisme,Pixabay LicensePixabay License

« La violence garantit le succès. »
—Travis Kalanick, PDG d'Uber


L'obsolescence de l'homme

L'homme ayant intégré le point de vue de ses instruments devient alors l'élément d'un projet technique déjà finalisé. Par essence inadapté aux impératifs mécaniques de celui-ci, mais déjà rouage potentiel de la machinerie, l'homme non façonné subit l'injonction tacite de s'y conformer. La réalisation de cette demande consiste à assurer seul la préparation et la mise à disposition de son corps en tant que source exploitable d'énergie et de mouvement. Si l'on peut observer que certains de nos équipements modernes, déjà devenus incontournables (GPS, messagerie, Planning de production connecté...), sont déjà des formes d’extension primitives de notre cerveau, le transhumanisme qui en serait la généralisation partage aussi avec la plateforme ubérisé l'obsession du contrôle et de l'efficacité. Un état d'esprit résumé par une phrase de l'américain James Hughes : « L’objectif du transhumanisme est de remplacer le naturel par le planifié. » Herbert Marcuse notait déjà que dans la mesure où la société technologique « transforme le monde-objet en une dimension du corps et de l'esprit humain, la notion même d'aliénation devenait problématique. » Ce projet de maîtrise totale du monde et de l’humain n'est possible qu’en remplaçant l'organique par le fabriqué, la réflexion par le fonctionnement, le réel par l’artifice, le vivant par la machine. Qui pourrait assurer que nul ne partagera ce désir si la reconnaissance et le statut y sont assujettis ? Les candidats actuels à leur propre augmentation, déjà obsédé par leur apparence et leur performance, obéissent à une logique guerrière de l’évolution dont ils veulent prendre le contrôle. Un impératif d'autant plus prégnant que le cadre économique invite à considérer tout sujet inexploitable comme frappé d'inutilité. Dans ce contexte, « le fait de devenir une marchandise constitue une promotion et la perspective d'être consommé en tant que marchandise, une preuve d'existence. »

« Ce fantasme d’une fusion entre la chair et le métal permet d’imaginer un corps dur, phallique, immunisé contre les menaces intérieures et extérieures, un être à la psychologie inhumaine et au corps impénétrable. »
—Giovanna Zapperi

Comme l'écrit Gunther Anders, « l'homme accepte la supériorité de la chose, accepte d'être mis au pas, approuve sa propre réification ou rejette sa non-réification comme un défaut. » Pour les transhumanistes, la réification de l'humain est loin d'être un sujet de discorde. De leur point de vue, l'homme est déjà une machine, imparfaite, car périssable. Même la conscience de l'individu est sujette à caution : ce ne serait en quelque sorte qu’un "rêve de la matière", un mirage dû à une forme de dissonance cognitive résultant de la révélation refoulée de n’être qu’une machine... Cette branche technologique de l’utilitarisme contemporain, constituée d'entreprises privées guidées par une foi aveugle dans le progrès technique (et leurs intérêts économiques), n’a que faire d'une éventuelle égalité d’accès à ces progrès technologiques. Leur seule motivation est de rendre cette évolution possible. En fin de compte, ce que cette machine produit, c’est elle-même, toujours plus puissante, et toujours plus efficace. Que deviendraient les personnes qui ne pourraient ou ne souhaiteraient être "augmentées" ? Si finalement ce monde excède notre compréhension, que ses finalités se placent au-delà de notre capacité d'imagination, en dehors de nos champs émotionnels, alors nous serons soit dépassé et rejetés hors du système, ou a contrario condamné à la réification, volontairement altéré, ayant déserté notre propre camp, homme-machine (transhuman ou homme-augmenté) incapable un jour de comprendre ce que nous sommes devenus, mais pleinement adapté à la chaîne de production. À ce stade, l'être humain ne devient pas l'égal de la machine, il se confond avec la machine, il devient machine.

« Automatiques et minutieux | Des ouvriers silencieux | Règlent le mouvement | D’universel tictacquement | Qui fermente de fièvre et de folie | Et déchiquette, avec ses dents d’entêtement | La parole humaine abolie. »
—Émile Verhaeren



publié le 13/07/2022, à 08h27 par Frédéric Schäfer

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