ESTHÉTIQUE
SIMPLICITÉ
EFFICACITÉ

Aneartiste sur deviantartAneartiste sur twitter Aneartiste sur scoop-it

Midjourney, l'IA-Artiste

Les songes de la machine aveugle

Les premières tentatives d'art généré par algorithmes datent, comme le projet AARON d'Harold Cohen, des années 70. Jean-Pierre Hébert, créateur du mouvement des Algoristes dans le milieu des années 90, expliquait : « L'algorithme n'est qu'une recette qu'on utilise. L'artiste qui crée l'algorithme est toujours en mesure de le modifier, donc il n'y aura pas d'art sans artiste. » Mais il s'est passé quelque chose de très différent au cours de la dernière décennie. Les nouvelles technologies ont gagné en autonomie et cette faculté occupe désormais la première place, tant dans le processus d'apprentissage que dans celui de création. Les nouveaux algorithmes ne sont pas écrits pour suivre un ensemble de règles, mais pour analyser et apprendre un esthétisme spécifique en scannant des milliers d’images. L'énorme puissance de calcul — chaque image générée par Midjourney nécessite plusieurs petaops, soit 10^15 (1 000 000 000 000 000) opérations/seconde, — mise au service de la création générative, permettant de choisir instantanément parmi des centaines d'options imaginables, revient à expérimenter des choix imprévisibles et surprenants. On peut en conclure, dans cette mesure, que l'algorithme échappe assez largement à son créateur. Le processus s'immisçant entre les paramètres de départ et le but que l’on imagine poursuivi « en esprit » ne permet plus de déduire ce qui n’est pas encore advenu. L'élaboration du projet est totalement liée à l'élan exploratoire de l'IA qui, en tant que médium de création doué d'autonomie, ne cesse de s'inventer lui-même.

Déesse du sommeil (détail) par Midjourney,Goddess of sleep by MidjourneyGoddess of sleep by Midjourney

« Le discernement ensommeillé réveille l’imaginaire comme puissance créatrice et non seulement comme puissance d’illusion. »
—Friedrich Nietzsche

Inceptionisme et chimères

Puisant sans compter dans la « diversité visuelle » du Net pour travailler, ces nouvelles formes de créations ont fait parler d’elle en 2015 avec le programme Deep Dream. Ce nouveau procédé, usant d’images préexistantes combinées à l'analyse sémantique et formelle pour produire des œuvres inédites, s’est alors vu affubler d’un nom : l’inceptionisme, un clin d’œil au film Inception de Christopher Nolan. La méthode consiste à amplifier des détails infinitésimaux du matériel original pour les réinterpréter de manière itérative. Le résultat générant dans l'image initiale des motifs invisibles pour l’humain s'avère inattendu. Le réseau de neurones est configuré de telle manière qu'il développe certains tropismes en fonction de sa base de connaissance. Ces données stockées l'étant à un haut niveau d’abstraction, elles lui permettent de percevoir des formes chimériques complexes. Ainsi, comme un jeune enfant qui aurait été élevé au milieu d’animaux, il observe des surfaces et "imagine" les formes animales qu’elles contiennent. Cette capacité d'interprétation, située entre le rêve, le mirage et l’hallucination psychédélique, mime une forme de créativité artistique (ou neuron-art) qui semble émerger de l’inconscient du réseau…

À la manière de Van Gogh par DeepDream, Deep Dream|Google Deep Dream|Google

Une imagination débridée

En juin 2022, le programme d’intelligence artificielle Dall-E Mini alias Craiyon, capable de créer des images à partir de textes entrés par l’utilisateur, remporte un succès similaire. Quelques semaines après, un nouveau générateur « text-to-image » crée le buzz, il s’agit de MidJourney. Le 28 juillet, David Holz, son fondateur, avait déclaré : « La bêta de MidJourney est désormais ouverte à tous. » Une myriade de bêta-testeurs s'étaient alors rapidement inscrits, générant des centaines d'images intrigantes et captivantes. En pratique, Midjourney se distingue de Craiyon en mettant l’accent sur le style artistique plutôt que sur le réalisme. Actuellement en version 3.0, le logiciel incorpore dorénavant une boucle de feedback basée sur l’activité et les réactions des utilisateurs, contribuant ainsi à améliorer les performances du programme. Ce qui frappe d'abord dans les rendus générés, ce sont autant la pertinence des valeurs de plans, que la science des modelés (jeux de drapés complexe, faux contre-jours, raccourcis…), deux écueils majeurs auxquels se heurtent sans attendre les débutants inexpérimentés.Ce que l'on observe ensuite, ce sont les libertés prises avec le dessin lui-même : Formes inachevées, intrication des motifs, déformation des corps, effets de matière parasites, arborescences échevelées…

Il est difficile de ne pas jalouser une aisance aussi décomplexée. Il y a évidemment, aussi, nombre de choses très stéréotypées, et je suppose qu'elles sont en partie dues aux auteurs timorés soucieux d'éliminer autant que possible cette inquiétante étrangeté dont étaient férus les surréalistes. D'un autre coté, comme dans tout terrain d'expression ouvert au plus grand nombre, la médiocrité domine. La majorité des utilisateurs usent de stratagèmes pour brider autant que possible l'extravagance créatrice à l'aide d'injonctions stérilisantes (high detailed, cinematic scene, perfect shading, high facial symmetry, ultra realistic…) Se côtoient de la sorte sur la plateforme deux univers graphiques : l'un habité de mystères, d'effroi et de fascination ; l'autre étalant sans surprise les mêmes clichés, panoramas forestiers d'un romantisme suranné, cybercats neuromanciens, flacons de verre aux contenus intergalactiques, guerriers antiques bardés d'accessoires futuristes, portraits inexpressifs de jeunes vierges faussement naïves ou ténébreuses… déjà mainte fois croisées sur le web ou ailleurs. Dans son livre "La bienveillance des machines", Pierre Cassou-Nogues assimile ces "mêmes" à des images-formules issue d'une sorte de rêve commun, des obsessions que l'inconscient collectif du réseau ne peut s'éviter de ressasser sans qu'il soit besoin de leur prêter une utilité bien définie. Une activité parasite envahissante et semi-automatique, dépourvue d'objectif.

Summer by Midjourney,Summer by MidjourneySummer by Midjourney

« La création, c'est l'inédit, l'unique. »
—Pierre Cardin


La création assistée et les droits d'auteurs

Midjourney est aveugle, c'est une certitude, elle procède par assemblage, sans comprendre le sens, ni la signification des formes qu'elle manipule. Cela n'en rend que plus étrange encore le résultat final. Certains portraits font penser au travail d'un peintre œuvrant aux abords de la folie. Quels que soient les "auteurs" désignés en marge des images, dans ses oeuvres les plus ramarquables, le style demeure le même, immédiatement reconnaissable. Se présentent à nous des scènes post-apocalyptiques hantées par la légende des siècles, des hordes de fantômes descendus d'un futur sans avenir, des personnages aux regards absents s'ouvrant sur un néant insondable, des foules errantes dans le chaos ; un panorama stupéfiant de nos angisses les plus profondes. Dans ses visions mélancoliques, Midjourney ressasse comme tout grand créateur les mêmes obsessions, les mêmes "défauts", des irrégularités et des manques qui la rende identifiable quels que soient le sujet et le rendu. Objectivement — cela ne fait aucun doute, si l'on s'en tient à la définition de la Cour de justice de l’Union européenne : une œuvre originale doit refléter la personnalité et doit porter l’empreinte intellectuelle de son auteur — alors Midjourney doit être reconnue comme créatrice. Ceci dit, dans ce cas précis, c'est la législation anglo-saxonne qui s'applique, la propriété du droit d’auteur est donnée au programmateur, car c’est lui qui a pris les initiatives nécessaires pour obtenir le résultat final, l’œuvre d’art. De plus, lors de la création, vous êtes averti que rien de ce que vous pourrez obtenir ne vous appartient. En utilisant les Services, vous accordez à Midjourney et à ses successeurs une licence de droit d'auteur perpétuelle, mondiale, non exclusive, pouvant cependant faire l'objet d'une sous-licence, gratuite et libre de redevances.

Aideko (Mythologie Basque) by Midjourney,Aideko by MidjourneyAideko by Midjourney

« La véritable création commence où finit le langage. »
—Arthur Koestler


Le facteur humain

En août 2022, Jason Allen a remporté le concours de beaux-arts de la Colorado State Fair grâce à son œuvre intitulée Théâtre D’opéra Spatial, dans la catégorie « art numérique / photographie manipulée numériquement » et empoché la récompense de 300 dollars. Lorsqu'on affiche l'œuvre, on reconnaît sans faillir le travail de Midjourney. Un "détail" qui a suscité l’énervement et l’indignation de nombreux artistes. Même si Allen assure de son côté avoir beaucoup travaillé pour atteindre son objectif : mélanger les costumes de style victorien avec le thème spatial (il explique avoir travaillé plus de 80 heures avec l’IA, expérimentant différentes phrases pour mener MidJourney à générer des images de femmes vêtues de robes et de scaphandres d’astronautes), il n'en demeure pas moins que son intervention reste secondaire quant au rendu final. Midjourney ne porte réellement préjudice qu'aux faiseurs d'images recyclant les idées déjà existantes à l'aide de collages et de superpositions de filtres Photoshop (un savoir-faire certes enviable, mais n'octroyant pas automatiquement le statut d'artiste), qui inondent journellement les réseaux d'illustrations aussi standardisées que superflues. Le constat est simple : aussi talentueuse que soit cette IA, Midjourney a besoin du facteur humain pour travailler ; mais elle n'a pas besoin d'une personne en particulier, presque n'importe qui peut remplir cet office.

Gorgeous Rose by Midjourney, Gorgeous Rose by Midjourney Gorgeous Rose by Midjourney

« Toute création est, à l'origine, la lutte d'une forme en puissance contre une forme imitée. »
—André Malraux

Je ne reviendrais pas sur le paradoxe auquel nous ont habitué les mécanismes de fascinations procurés par les industries numériques : des travailleurs volontaires prêts à payer pour accomplir la tâche qui leur ait demandé. Pour les parties prenantes, le problème se situe ailleurs : le travail d'assemblage des syntagmes nécessaires à la création n'équivaut pas celui-là même. La différence est indiscutable, et il me semble évident que les rédacteurs cités ne sont ni des auteurs, ni des illustrateurs. La vision de notre réalité telle que la reflète Midjourney, inimitable et unique, lui est spécifique. Faut-il alors s'inquiéter pour l'avenir de l'art et les artistes ? Si l'on se réfère au projet The Next Rembrandt développé en 2016, on constate que l'IA n'avait rien fait d'autre que de produire un Rembrandt de plus, ni un chef-d'œuvre irremplaçable, ni une pièce maîtresse destinée à marquer l'histoire de l'art. L'imitation exclut l'innovation. Midjourney pourrait sans doute singer Sempé ou ralph steadman mais elle ne les égalerait pas. D'ailleurs, lorsqu'elle mime à la demande Van Gogh, Paul Klee, Kandinsky, Picasso, elle est souvent plus amusante que convaincante. Que Midjourney balaie d'un revers de main le champ réduit du conformisme et de la médiocrité ne peut que réjouir les amoureux de la création. Il y a chez elle un sens de la démesure qui évoque Albrecht Altdorfer et William Turner. Elle invite à innover et à inventer, à transgresser les limites acquises, comme l'ont fait de tout temps les plus grands artistes de l'histoire de l'art. Midjourney est sans doute une menace pour le marché de l'art, certainement pour l'industrie de l'illustration, pas pour le champ infini de la création graphique.

publié le 20/09/2022, à 01h54 par Frédéric Schäfer